Le SERPAJ – Paraguay (Servicio Paz y Justicia ou Service Paix et Justice) (1) a publié le 3e volume du travail de recherche sur les liens entre autoritarisme et éducation dans le Paraguay des années 1869 à 2012 (musée des Mémoires (2), volet Dictatures et Droits humains).
L’analyse historique rigoureuse de ce que fut la dictature d’Alfred Stroessner pour le Paraguay est encore insuffisante (3). Beaucoup de protagonistes de cette dictatureoccupent des postes de pouvoir et de prestige dans la politique paraguayenne contemporaine (4). La plupart des analyses se concentrent sur les aspects policier et militaire de coercition et de contrôle de la société civile mais très peu est dit sur les mécanismes de construction d’un consensus national autour de la dictature, système ayant permis le maintien d’une des plus longues dictatures du continent latino-américain. Ce travail de recherche s’ouvre donc en définissant le contexte socio-politique du moment.
Le deuxième chapitre de l’analyse s’attache ensuite à démontrer le rôle de l’éducation dans la permanence de ce nouvel ordre dictatorial, notamment au travers de deux réformes dont les prémices furent appuyées par des organismes internationaux tel que l’UNESCO.
Dans les déclarations des autorités éducatives, l’intention de modeler un-e citoyen-ne docile, capable d’appuyer les plans de transformation économique et politique du gouvernement autoritaire est claire. Voici les mots d’un fonctionnaire du ministère de l’Éducation et des Sciences : « Il s’agit là d’une réforme socio-éducative qui pourrait jeter les bases de nouveaux comportements dans la société paraguayenne ».
Les principales actions des réformes des années 1973-1975 se sont concentrées sur la préparation d’une population jeune aux transformations économiques et productives prévues pour le Paraguay dans le cadre de la division internationale capitaliste du travail propre à la guerre froide. Les aspects les plus touchés furent les suivants : officialisation de l’enseignement commercial, création du collège national des filles, formation des enseignants. Il y eut également des investissements d’infrastructures : nouvelles écoles primaires et secondaires, des avancées dans la gratuité de l’école, la création de nouvelles écoles privées, tout ça sur fond de règlements répressifs imposés dans les écoles primaires et secondaires.
La relecture de ces réformes éducatives dites de transition à partir d’une vision contemporaine et d’une analyse critique de leurs limites et de leurs succès nous permet de mieux comprendre l’ancrage des réformes de Stroessner dans la société. Ces réformes ont anticipé délibérément l’accentuation de la brèche dans l’accès à l’éducation des classes moyennes et basses grâce à des investissements dans des infrastructures décentralisées et une formation technique des enseignant-e-s centrée sur des méthodes mettant l’emphase sur la technique, la bureaucratisation et l’administration plutôt que sur les aspects philosophiques et humanistes, considérés comme obsolètes par la dictature.
La réforme fut efficace pour élargir l’accès à l’éducation. Par contre, le système éducatif s’est vite caractérisé par sa rigidité, son contrôle, la soumission à l’autorité, la délation et la punition de toute pensée critique des enseignant-e-s, des étudiant-e-s et de leur famille. Les instruments qui permirent cela furent : le programme scolaire, les manuels scolaires et la formation du corps enseignant : définition rigide du genre, nationalisme, racisme et propagande étatique.
Il est important de mentionner que ce modèle éducatif ne s’est pas imposé sans résistance. Certains événements majeurs et significatifs des expressions des manifestations au système éducatif de Stroessner sont à noter, notamment la grève étudiante de 1956 et les Ligues Agraires Paysannes qui ont créé leurs propres écoles d’éducation populaire libératrice. L’analyse résumée dans cet article représente une avancée qui va aider à débattre et à comprendre combien la logique autoritariste de Stroessner est encore présente dans la pédagogie nationale du Paraguay, encore très orientée vers le contrôle et l’homogénéisation de la pensée et de la culture ; et quels sont les défis à relever pour construire une pédagogie émancipatrice, critique et respectueuse de la diversité pour une société plus juste
et plus libre.
Éléments clés de la recherche :
En 1950, 33 % de la population du Paraguay était analphabète ; en 1972 ce taux a baissé à 19,6 %
La scolarisation des femmes s’est accrue d’environ 400 % entre 1960 et 1980
En 1970, 68 % de la population était scolarisée
Les Réformes ont été appliquées en 1973-1975
L’accès au secondaire est passé de 16 000 étudiant-e-s en 1955 (moins de 10 % des élèves du primaire allait au secondaire), à 110 095 étudiant-e-s en 1979, soit une augmentation d’environ 1 000 % en 25 ans.
Crédit photo : SERPAJ - Paraguay
Notes
(2) Le Musée des mémoires est un lieu de lutte pour la mémoire historique,
un espace éducatif, de reconstruction, de rencontre, d’accueil de la douleur,
d’ouverture envers l’autre, comme personne et comme société avec pour
but de se transformer ensemble comme société. Cette dimension du musée
a été réaffirmée par le ministère de l’éducation, en opposition au ministère
de l’intérieur qui voulait en faire un lieu de douleur et de mort.
(3) https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/08/16/alfredo-stroessnerex-
dictateur-du-paraguay-est-mort-sans-avoir-ete-juge_804012_3382.html
(4) https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2010/07/15/le-paraguay-
reste-hante-par-les-annees-de-dictature-du-general-alfredostroessner_
1388309_3222.html