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Encourageons la jeunesse à redéfinir la démocratie : pour Haïti et par Haïti !

Mariebelle Leclerc-Hallé

Coordonnatrice du Centre de solidarité internationale Corcovado à Rouyn-Noranda et enseignante au primaire

Cet article est fondé sur des données recueillies dans le cadre d’une recherche de maîtrise. La présentation qui en est faite ici est partielle et comprend une plus grande part de subjectivité de l’auteure.

L’histoire d’Haïti est marquée par l’instabilité politique qui contribue à la situation économique précaire de ce pays. L’été 2018 s’est inscrit dans cette tradition d’instabilité avec des soulèvements populaires violents qui ont interrompu plusieurs activités quotidiennes, particulièrement dans la capitale. Il est donc essentiel d’analyser comment l’éducation peut contribuer au développement de la démocratie pour permettre aux élèves d’Haïti de participer à l’élaboration d’un système politique qui favoriserait le bien-être des Haïtiennes et Haïtiens. Puisque c’est le personnel enseignant et les élèves qui vivent l’éducation pour la démocratie dans les écoles, leurs points de vue peuvent stimuler la réflexion collective sur les opportunités qu’offre l’éducation pour la démocratie en Haïti et les obstacles qui entravent leurs réalisations. En novembre 2017, des entrevues ont été réalisées avec cinq enseignantes, dix enseignants et une trentaine d’élèves dans des écoles secondaires publiques situées au sud d’Haïti. L’analyse de ces témoignages a mené à la conclusion suivante : la démocratie participative doit naître de la réflexion des citoyennes et citoyens d’Haïti et se baser sur leur réalité culturelle. L’éducation pour la démocratie pourrait contribuer à la réappropriation de la démocratie par le peuple si elle se fonde sur les expériences des élèves. Les milieux scolaires devraient aussi encourager leur engagement politique en leur permettant de délibérer et d’agir sur des questions qui les touchent.

Définir la démocratie

Plusieurs élèves et pédagogues interrogés au cours cette recherche affirmèrent qu’Haïti est encore en transition démocratique puisque le peuple n’arrive pas à s’entendre sur ce qu’est la démocratie. Il est donc pertinent de se poser les questions suivantes : Qu’est-ce que la démocratie ? Que signifie-t-elle pour les jeunes Haïtiennes et Haïtiens ?

Il est nécessaire de se positionner sur ce que l’on entend par démocratie puisque ce terme est défini différemment selon les groupes qui l’emploient. À travers l’histoire, certaines puissances mondiales ont utilisé la « défense de la démocratie » comme moyen détourné d’envahir d’autre pays pour défendre leurs propres intérêts. Il faut remettre en question l’idée que l’imposition d’une démocratie occidentale, suivant le modèle européen ou nord-américain, est toujours souhaitable et nécessaire pour que les pays du Sud deviennent « modernes ».

Dans cet article, le terme démocratie désigne ce que l’on pourrait appeler la démocratie participative. Dans ce type de démocratie, la population s’engage dans des débats dirigés par la raison, qui se concentrent sur les idées ayant la meilleure logique et pas seulement celles qui sont soutenues par le plus grand nombre de personnes (Biesta, 2011). Les citoyennes et citoyens doivent comprendre quels groupes tirent profit des décisions qui sont prises et quels groupes risquent de devenir plus vulnérables. Ainsi, les possibilités de changement deviennent plus claires et les gens peuvent utiliser leurs droits pour plus de justice sociale (Carr, Pluim, & Thésée, 2014). Ceci est particulièrement pertinent dans le contexte haïtien, car la démocratie participative pourrait devenir un outil pour lutter contre les inégalités sociales.

La démocratie en Haïti

La perception qu’avaient les personnes interrogées de la démocratie est ancrée dans les expériences démocratiques qu’elles vivent au quotidien. Même si le corps enseignant transmet des connaissances dans les écoles sur les fondements de la démocratie et ses caractéristiques en tant que système politique, les élèves apprennent la démocratie à travers leurs expériences.

Dans toutes les entrevues, la défaillance de la démocratie en Haïti a été mentionnée. Les participantes et participants avaient tendance à blâmer les politiciens et les institutions faibles pour le dysfonctionnement de leur gouvernement. Les dirigeants étaient présentés comme des êtres avides de pouvoir qui font passer leurs intérêts personnels devant le bien commun comme l’exprime cette élève :
« Maintenant je peux dire qu’il n’y a plus d’Haïti. Haïti n’est plus la perle des Antilles. On vit dans la peur. On n’a pas de quoi manger. Les présidents ne prennent pas vraiment leurs responsabilités. Avant de monter au pouvoir ils font de beaux discours. En montant au pouvoir, ils ne font rien. »

Cette méfiance à l’égard des politiciens entraînait parfois un manque de confiance en la démocratie elle-même.

La situation actuelle de la démocratie en Haïti peut être mieux comprise lorsque l’on analyse le contexte historique dans lequel elle a émergé et évolué. En effet, l’histoire d’Haïti est marquée par le colonialisme, la révolution des esclaves, les tensions raciales, l’occupation américaine, la dictature et une transition difficile vers la démocratie. De nombreux participant-e-s ont également mentionné comment les gouvernements démocratiques sont influencés par la communauté internationale et le secteur privé. Par exemple, les étudiant-e-s et les enseignant-e-s ont mentionné que l’actuel président, Jovenel Moise, n’avait pas le pouvoir de réaliser le projet d’électrification qu’il avait promis, car sa campagne était en partie financée par la bourgeoisie. Les financeurs du président ont des intérêts dans la vente d’électricité et ne seraient pas d’accord pour la fournir gratuitement. Par conséquent, certains participant-e-s ont fait valoir que la démocratie ouvrait la porte aux influences du secteur privé dans les affaires publiques. Le président est vu comme une façade pour créer une illusion de pouvoir au peuple à travers des élections.

Face à l’état de la démocratie dans leur pays, la majorité des pédagogues et des élèves ont affirmé qu’Haïti n’est pas vraiment un pays démocratique. Elles et ils voyaient un décalage entre ce qu’ils vivaient comme expérience démocratique et ce qu’ils croyaient que la démocratie devrait être. L’idée principale partagée par les personnes interrogées était que la démocratie devrait être « le pouvoir du peuple ». Pour les personnes interviewées, un réel « pouvoir du peuple » signifie que les personnes élues travaillent réellement pour le bien de leurs électeurs. Les autres éléments importants mentionnés pour définir la démocratie étaient la liberté d’expression, les droits et devoirs des citoyennes et citoyens et la démocratie en tant qu’instrument de développement. Bien que ces notions démocratiques soient maintenant enseignées à travers le monde, elles ont émergé et se sont développées en Europe. Implanter cette démocratie basée sur le modèle européen dans le contexte haïtien sans tenir compte de la réalité culturelle et socio-économique du pays ne semble pas avoir fonctionné jusqu’à maintenant. Un enseignant de sciences sociales au secondaire interrogé aborde ce phénomène dans l’extrait qui suit :
« Cette démocratie-là considère que tous les hommes sont égaux. Mais dans notre réalité culturelle, les Haïtiens sortent de l’esclavage. Au fond d’eux-mêmes est-ce qu’ils se considèrent effectivement comme égaux de toutes les personnes ? Est-ce qu’il n’y a pas quelque part un certain complexe de la plupart des Haïtiens qui se considèrent comme étant inférieurs ? C’est un choc psychologique, ils sortent de l’esclavage où ils étaient traités comme des bêtes. »

Les idées du philosophe et pédagogue Paulo Freire sont utiles pour analyser le discours de cet enseignant haïtien. Freire a beaucoup écrit sur la pédagogie de la libération, suite à son travail avec les plus défavorisés du Brésil. Il affirme que les idées des oppresseurs sont parfois assimilées par les opprimés. Cela veut dire que, même si les Haïtiennes et Haïtiens sont sortis de l’esclavage, la vision de l’oppresseur selon laquelle ils sont inférieurs et ont besoin d’être contrôlés dans leur liberté est ancrée en eux. Selon Freire, les personnes opprimées doivent participer à un processus de conscientisation pour se libérer de l’emprise de l’oppresseur qui est en eux. Ensuite, il est possible pour elles de bâtir une société plus juste et démocratique (Freire, 1996).

Mais comment ce processus de conscientisation peut-il être encouragé concrètement ? Paulo Freire affirme que ce sont les personnes opprimées elles-mêmes qui doivent être maîtres de leur propre émancipation. En me basant sur les données recueillies dans cette recherche, je crois que les élèves devraient être encouragés à analyser et critiquer leur environnement immédiat en se basant sur leurs propres expériences. L’enseignante ou l’enseignant peut servir de guide, afin de les aider à comprendre les liens entre leurs expériences concrètes et les systèmes politiques et économiques qui les influencent. L’apprentissage devrait se baser directement sur le vécu culturel et social des jeunes en Haïti. Cela pourrait permettre à une démocratie plus adaptée d’émerger en surmontant la déconnexion entre la démocratie occidentale qui a été imposée en Haïti et la réalité haïtienne.

Potentiel de l’éducation pour la démocratie

La grande majorité des pédagogues et élèves qui ont participé à cette recherche s’entendaient pour dire que l’éducation est primordiale afin de développer la démocratie haïtienne. Ils affirment que ce système politique a été imposé de l’extérieur sans être adapté ni réellement compris par la population du pays. Cet enseignant de sciences sociales affirme que l’éducation est la clé :
« La démocratie pourrait mieux faire son chemin quand le peuple est éduqué. Jusqu’à date, chez nous, on organise des élections, où le paysan qui ne sait ni lire ni écrire, comment ? Comment il peut choisir ? »

Selon les personnes interrogées pour cette recherche, la solution passe donc par l’éducation. Pourtant, des auteurs, comme Paulo Freire, ont soutenu que les écoles peuvent servir d’outil pour reproduire les inégalités sociales et perpétuer l’oppression. En effet, choisir ce qui vaut la peine d’être enseigné à l’école est une affaire politique et favorise souvent la vision du monde des plus puissants (Freire, 1996). En Haïti, l’incapacité de l’état de fournir l’éducation gratuite pour tous contribue aux inégalités entre les riches et les pauvres. Francesca Désulmé, haïtienne vivant au Québec et agente de programme à Mer et Monde, ce ne sont pas les établissements d’enseignement qui sont insuffisants pour permettre une éducation de qualité, mais bien les ressources humaines, matérielles et financières :
« En Haïti, ce ne sont pas les écoles qui manquent. C’est le moyen pour que l’enseignement face une réelle différence dans la vie des jeunes et des jeunes adultes. Haïti vit encore les sévices d’avoir été contraint de couper le financement attribué à son système d’éducation par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980. »

En effet, quatre-vingt-dix pour cent des élèves n’ont pas accès à l’école publique et doivent choisir entre des écoles privées en fonction de leurs moyens financiers. Plus de 200 000 enfants ne peuvent accéder à aucune école, publique ou privée (WorldBank, 2015). Les familles les plus riches peuvent payer les frais d’écoles prestigieuses et coûteuses, ce qui leur donne de meilleures chances d’accéder à l’enseignement supérieur. Cette élève de 3e secondaire explique comment elle se sent affectée par cette situation :
« Nous qui sommes dans les écoles publiques sont des victimes, nous faisons beaucoup d’efforts. Mais lors des examens officiels (examens donnés par le Ministère de l’Éducation Nationale), nous ne pouvons pas réussir parce qu’ils disent que les élèves des lycées sont des délinquants. »

Les inégalités dans le système éducatif n’affectent pas seulement les élèves selon leur classe économique, elles sont aussi présentes sur le plan du genre, particulièrement en ce qui a trait aux expériences démocratiques vécues à l’école. Un enseignant de sciences sociales explique comment les stéréotypes de genre affectent les élections de comité de classe :
« Ça se reflète encore jusqu’à présent, même au niveau de l’association des élèves pour gérer la classe. C’est souvent les garçons qui remportent pour être le chef du comité. Il y a des élections qui se font pour élire un comité de classe. Souvent, même les filles ont tendance à élire les garçons comme présidents de classe. »

Selon la théorie de Paulo Freire, on peut expliquer ce phénomène par le fait que les jeunes filles ont assimilé l’oppression en adoptant l’idée sexiste que la politique est une affaire d’homme. Cette idée a d’ailleurs été mentionnée à quelques reprises durant les entrevues. Lors de l’entrevue avec les élèves d’un lycée exclusivement féminin, les jeunes femmes semblaient avoir déjà entamé un processus de conscientisation. Elles étaient au fait des inégalités de genre et voulaient travailler à les combattre, comme l’explique cette élève :
« On pense toujours que c’est seulement un homme qui peut être un sénateur, un président. C’est pour cela nous les femmes nous nous révoltons et disons que c’est une femme qui doit diriger Haïti. J’aimerais que les droits de la femme soient respectés. »

Certains défenseurs de la pédagogie critique proposent l’éducation pour la démocratie comme une nouvelle voie pour changer les inégalités structurelles et lutter contre l’oppression. Cela devrait donner les conditions nécessaires pour que les élèves pensent de manière critique et s’engagent dans la démocratie. Ainsi, la scolarisation aurait un rôle de transformation au lieu de reproduire les inégalités existantes (Apple, 2011 ; Biesta, 2011 ; Freire, 1996). Pour ce faire, l’école devrait encourager l’engagement politique des élèves en se basant sur leurs expériences quotidiennes.

Créer l’espace pour l’engagement politique des élèves
Toutes les jeunes femmes et tous les jeunes hommes qui ont décidé de faire partie de cette recherche étaient très intéressé-e-s par les questions de démocratie. Leur volonté d’agir pour l’améliorer la situation d’Haïti était palpable tout au long des entretiens. Bien que toutes les élèves et tous les élèves ne voulaient pas faire de la politique leur carrière, toutes et tous avaient le désir d’aider leur pays et de changer les problèmes dans le système démocratique, comme l’explique cette élève :
« Par exemple, si deux personnes font de la politique, ils ne cherchent pas l’intérêt du pays. Ils cherchent leurs propres intérêts. C’est-à-dire, s’il trouve à exterminer l’autre, il le fait. Donc c’est une mauvaise chose, c’est une mauvaise réputation aussi en tant qu’Haïtien. Nous-mêmes en tant que jeunes Haïtiens, nous savons que ce n’est pas bon. Nous devons nous changer. Le changement doit venir de nous en tant que jeunes qui grandissent dans le pays. »

Lorsque j’ai demandé à un groupe d’élèves ce qui les poussait à être si critiques et engagés, on m’a expliqué :
« Ça vient de ma vie. Je n’aime pas la vie que je mène. J’aimerais avoir une vie plus paisible, un peu de luxe. Pour améliorer ça, je dois voir mon environnement, comment il fonctionne et comment je peux évoluer. C’est pour cela que j’ai vu des bonnes et mauvaises choses et je critique. »
Cela démontre que les jeunes sont déjà conscients des enjeux démocratiques et désireux d’agir pour changer ce qui leur déplaît. Cependant, les témoignages des élèves indiquent qu’il n’y a pas assez d’opportunités à l’école pour que leur volonté de partager leurs opinions et d’agir s’épanouisse : « C’est le problème. Nous ne parlons jamais de ces idées ensemble. C’est la première fois. C’est un problème de communication et d’éducation. »

C’est en vivant des expériences démocratiques que l’on développe sa compréhension de la démocratie et que l’on peut contribuer à la faire évoluer (Biesta, 2011). Les institutions scolaires devraient permettre aux élèves d’agir dans leur communauté et d’apporter leurs idées au monde. Ainsi, les élèves pourraient se réapproprier la démocratie à partir de leurs propres expériences, pas seulement des idées occidentales qui leur sont enseignées.

Conclusion
Pour conclure, créer un espace pour que les apprenantes et apprenants puissent partager leurs opinions et adapter les connaissances enseignées à l’école à leur réalité pourrait être l’occasion pour la population haïtienne de se réapproprier la démocratie. Reconnaître que les jeunes sont des citoyennes et citoyens à part entière qui vivent leurs propres expériences démocratiques ouvre la voie pour que leurs idées soient considérées et qu’ils participent au développement de la démocratie. Ainsi, on leur laisse la chance d’apporter des solutions qui n’avaient pas été envisagées par les générations précédentes. Encourager la délibération et l’action chez les jeunes pourrait être favorable non seulement en Haïti, mais également au Québec et partout ailleurs.

Bibliographie

Apple, M. W. (2011). Democratic education in neoliberal and neoconservative times. International Studies in Sociology of Education, 21(1), 21-31.

Biesta, G. J. J. (2011). Learning Democracy in School and Society : Education, Lifelong Learning, and the Politics of Citizenship

Carr, P. R., Pluim, G., & Thésée, G. (2014). The Role of Education for Democracy in Linking Social Justice to the ‘Built’Environment : the case of post-earthquake Haiti. Policy Futures in Education, 12(7), 933-944.

Freire, P. (1996). Pedagogy of the oppressed (revised). New York : Continuum.
WorldBank. (2015). Four Thing You Need to Know About Haiti. Retrieved from http://www.worldbank.org/en/news/feature/2015/03/12/four-things-you-need-to-



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