Bannière JQSI 2018

L’eurocentrisme dans le programme scolaire : un obstacle à la réussite des étudiant-e-s autochtones

Jacky Vallée

Professeur et co-fondateur du Vanier Indigenous Circle, Cégep Vanier College L’auteur s’exprime ici à titre personnel. (Traduction : Denis Côté)

Grâce au travail de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015), qui a passé 5 ans à faire de la recherche dans les archives des gouvernements et des églises et à recueillir des témoignages de survivantes et survivants des pensionnats autochtones, beaucoup plus de Canadiennes et Canadiens autochtones comprennent l’impact à long terme de ces pensionnats sur les populations autochtones. Il y a encore un manque général de prise de conscience par rapport à comment et pourquoi cette histoire a affecté l’état d’esprit et la motivation des étudiantes et étudiants autochtones, mais l’augmentation de la couverture du sujet dans les médias et en éducation sont un signe d’amélioration dans ce domaine. Un obstacle plus difficile encore à briser est le manque général de connaissances de la manière dont la pensée eurocentrique imprègne le système scolaire à tous les niveaux et continue d’avoir un impact négatif sur les peuples autochtones et les perceptions des populations autochtones par la population canadienne allochtone.

Plusieurs autochtones œuvrant dans le domaine de la recherche et de l’éducation au Canada et ailleurs ont décrit la nature eurocentrique des savoirs qui sont transmis dans les institutions eurocanadiennes à tous les niveaux. Goulet et Goulet (2014) ont expliqué que même les théories de l’enseignement et de l’apprentissage, par exemple, sont ancrées dans la pensée eurocentrique, laissant de côté les méthodes riches et diverses que les peuples autochtones ont utilisées depuis des millénaires pour comprendre le monde. De même, Smith (1999) a soutenu que les visions du monde dans lesquelles les disciplines universitaires sont enracinées excluent d’emblée d’autres systèmes de savoirs. Battiste (2013) a décrit cette exclusion comme de l’impérialisme cognitif, dans lequel les savoirs européens sont privilégiés au détriment d’autres formes de savoirs.

L’eurocentrisme est si profondément ancré dans le système scolaire, selon Battiste (2013), que la validité des savoirs n’est jamais remise en question. Les savoirs issus de la pensée eurocentrique sont perçus comme politiquement neutres et la vision européenne du monde à la source de ces savoirs académiques n’est pas reconnue. De même, Smith (1999) a fait valoir que « la mondialisation du savoir et de la culture occidentale réaffirme constamment la vision que l’Occident a de lui-même comme centre des savoirs légitimes, arbitre de ce qui peut être considéré comme un savoir et seule source des « savoirs civilisés ». Cette forme de savoir est généralement appelée « savoir universel », à la disposition de tous et dont personne n’est vraiment « propriétaire » (p. 63). Cependant, comme l’a soutenu Battiste (2013), il n’y a pas de « système de savoirs neutre. Tous les savoirs sur la nature sont une construction sociale » (p. 199).

Selon ces chercheuses et chercheurs, un biais eurocentrique dans l’éducation, lorsqu’il n’est pas remis en question, contribue à marginaliser encore davantage les peuples autochtones et leurs manières de savoir et d’apprendre. Battiste (2013) et Smith (1999) présentent cet argument dans le cas des sciences humaines, qui sous-tendent beaucoup d’autres disciplines, telles que celles liées aux sciences sociales ainsi que les sciences enseignées dans les écoles eurocanadiennes. Les origines de ces deux grands champs d’études remontent à des périodes de l’histoire de l’Europe où certaines visions du monde ont pris le pas sur les autres. Battiste (2013), par exemple, a soutenu que les sciences humaines eurocentriques ont émergé au cours d’une période d’exploration et de conquête, et qu’elles sont intimement liées à la montée de la classification raciale. Citant le travail de Said (1977) sur la façon dont les savoirs européens ont été « normalisés » au détriment de l’autre exotique, elle a démontré que la classification raciale s’est accompagnée d’une emphase sur les savoirs européens. C’est la même chose pour les systèmes de classification utilisés en science, que l’on considère comme légitimes et naturels dans les manuels scolaires sans tenir compte du contexte culturel dans lequel ils ont été produits.

Les visions du monde qui sous-tendent les savoirs académiques eurocentriques sont très différentes des visions autochtones du monde. Sparkes et Piercey (2015) ont donné plus de précisions sur cette différence en ce qui a trait à la science occidentale. Les visions autochtones du monde ont tendance à être globales, privilégiant une vision de l’interrelation entre les différents éléments de la vie : les humains, les animaux, les plantes, et ainsi de suite. La science occidentale, d’autre part, porte sur l’analyse individuelle des différents éléments. En outre, les visions autochtones du monde sont fondées sur une expérience directe de la nature, dans un territoire ancestral particulier. Les visions scientifiques occidentales sont basées sur des faits, acquis dans des environnements contrôlés tels que des laboratoires, et souvent coupés de leur contexte original (1).

L’exclusion des visions du monde, des savoirs, et de méthodes autochtones, d’après l’ensemble des autrices et auteurs mentionnés ci-dessus, donne une image incomplète du monde, ce qui est préjudiciable à toutes et tous. Par exemple, tel qu’illustré par Sparkes et Piercey (2015), Battiste (2013) et Nelson (1993), les façons d’appréhender le monde des Autochtones proposent une compréhension approfondie des environnements locaux - des interprétations qui ont aidé les populations autochtones à s’adapter et à survivre dans une variété d’habitats en Amérique depuis des milliers d’années. Comme l’ont expliqué Goulet et Goulet (2014), par l’observation et l’expérimentation directes, et grâce à une riche tradition orale qui permet de garder en mémoire les événements et les mouvements à travers le temps, les peuples autochtones en sont venus à des conclusions au sujet de leur monde de plus en plus corroborées par la science occidentale (2).

Cette exclusion est particulièrement nocive pour les étudiantes et étudiants autochtones. Comme Battiste (2013) et Goulet et Goulet (2014) l’ont fait valoir, la banalisation du savoir autochtone et de l’apprentissage contribue à la marginalisation sociale des peuples autochtones. Le traitement des savoirs autochtones comme archaïques et non scientifiques, par exemple, et l’accent mis simplement sur les statistiques négatives lorsque des sujets autochtones sont abordés d’un point de vue eurocentrique, nuisent à l’estime de soi des étudiant-e-s autochtones en favorisant l’intériorisation des stéréotypes négatifs et le développement d’un sentiment de honte à propos de leur patrimoine autochtone. Les étudiant-e-s doutent donc de la validité de leurs propres systèmes de savoirs ancestraux et de leur capacité à réussir à l’école. De plus, l’invisibilité de la contribution des populations autochtones à la société québécoise dans le programme d’études pousse les étudiant-e-s autochtones à sentir qu’ils n’ont pas leur place dans le milieu universitaire. Selon Goulet et Goulet (2014), le racisme intériorisé résultant d’une représentation eurocentrique et stéréotypée a un impact direct sur le faible nombre d’étudiant-e-s autochtones à tous les niveaux d’éducation.

De plus, l’inclusion bien intentionnée de sujets autochtones, généralement sans consultation préalable des communautés autochtones locales, souffre aussi bien souvent d’un biais eurocentrique. Un manque de considération pour la diversité des cultures des histoires et des savoirs autochtones, par exemple, contribue à l’idée que tous les peuples autochtones sont les mêmes.

De nombreux enseignantes et enseignants de Vanier, par exemple, discutent de « la culture autochtone » - notez que « culture » est au singulier - et ne parviennent pas à faire la différence entre les Inuits, les Métis et les Premières Nations, et entre les sociétés spécifiques de chacune des Premières Nations. Tel que préconisé par Battiste (2013), Goulet et Goulet (2014) et d’autres, il est essentiel de reconnaître ces distinctions parce que les savoirs autochtones sont ancrés dans des lieux particuliers.

En outre, la représentation typique des populations autochtones se concentre soit sur un passé glorifié ou sur un présent problématique, perpétuant ainsi l’idée que les populations autochtones sont en quelque sorte « carencées » et incapables de s’adapter à la société contemporaine. Par exemple, comme l’a souligné la Dre Adeela Arshad-Ayaz dans son discours lors de la conférence « L’inclusion en action » qui s’est tenue au Collège Vanier en mai 2015, les manuels scolaires du secondaire au Québec contiennent de nombreuses illustrations des peuples autochtones dans les pages consacrées à la période précédant les premiers contacts avec les peuples Européens. Cependant, toute discussion sur les populations autochtones contemporaines se concentre sur les indicateurs socio-économiques relatifs aux « problèmes sociaux » tels que le suicide et l’alcoolisme. On présente très peu de matériel visuel fournissant des images positives des peuples autochtones contemporains.

Dans l’ensemble, les autochtones oeuvrant dans le domaine de la recherche et de l’éducation sont d’accord pour dire que l’approche « ajouter et brasser », comme l’a décrite Battiste (2013), où le contenu est simplement ajouté au programme existant sans fournir le contexte historique et culturel approprié, est plus nuisible qu’utile. Comme l’ont soutenu Goulet et Goulet (2014), « Quand l’amélioration de l’éducation des autochtones se concentre principalement sur une programmation culturelle enseignée dans le cadre des pratiques scolaires actuelles, les initiatives n’exposent pas et ne contestent pas les relations de pouvoir au sein de notre société » (p. 22).

Le système éducatif actuel, tel que démontré ci-dessus, perpétue des stéréotypes préjudiciables qui contribuent à marginaliser encore davantage les populations autochtones. Puisque les éducatrices et les éducateurs ont été formés dans ce même système, elles et ils ont souvent intériorisé l’idée que les populations autochtones doivent être « réparées » pour être en mesure de s’adapter et de réussir dans le milieu universitaire. En effet, comme l’a soutenu Hare (2011), « on blâme les apprenant-e-s autochtones et leurs familles pour leur incapacité à réussir dans des systèmes éducatifs qui ne font à peu près rien pour valoriser leur culture, leurs valeurs et leurs langues » (p. 91).

Très peu de personnes reconnaissent que le système éducatif lui-même fait partie du problème.

Heureusement, de plus en plus d’éducatrices et éducateurs reconnaissent cette lacune dans leur propre éducation. À Vanier, nous faisons de nombreux efforts pour intégrer les savoirs autochtones dans nos programmes scolaires. La réaction a été phénoménale. Par exemple, non seulement nous avons 30 personnes inscrites à un programme de sensibilisation à l’éducation autochtone, mais nous avons une liste d’attente de plus de 10 personnes et de nombreuses autres personnes nous posent des questions sur les itérations futures de ce programme. De plus, nous avons reçu un appui massif de la part des départements dans l’ensemble des facultés pour la mise sur pied du futur programme de Certificat en études autochtones. En septembre 2017, Vanier a signé le Protocole sur l’éducation des autochtones (Collèges et instituts Canada, s.d.), ce qui démontre notre engagement à poursuivre nos efforts sur ce front.

Crédit photo : Productions Brutes / Télé-Québec

Notes

(1) Voir Sparkes et Piercey (2015), page 4, pour un tableau qui fournit une comparaison plus détaillée des visions autochtones du monde et de celle de la science occidentale.

(2) Voir lien http://www.cbc.ca/beta/news/technology/science-first-nationsoral-tradition-converging-1.3853799 pour un exemple d’un récent reportage montrant que la science occidentale corrobore de plus en plus les savoirs autochtones.

Références

Battiste, M. (2013). Decolonizing education : Nourishing the learning spirit. Saskatoon, SK : Purich Publishing Ltd.

Collèges et instituts Canada. (s.d.) Indigenous education protocol for colleges and institutes. Extrait de https://www.collegesinstitutes.ca/policyfocus/indigenous-learners/protocol/

Goulet, L.M. & Goulet, K.N. (2014) Teaching each other : Nehinuw concepts and Indigenous pedagogies. Toronto : UBC Press.

Hare, J. (2011). Learning from Indigenous knowledge in education. Dans Long, D. & Dickason, O.P., (éd.), Visions of the heart : Canadian Aboriginal issues, 3e édition., 90-112.

Nelson, R. (septembre/octobre 1993). Understanding Eskimo science. Aubudon Magazine, 102-109.

Sparkes, L.L. & Piercey, D.W. (2015) Indigenous ways of knowing and Western science : Including traditional knowledge in post-secondary biology courses. Rapport soumis au département de biologie, Collège Vanier.
Commission de vérité et réconciliation du Canada. (2015) Honouring the truth, Reconciling for the future. Extrait de http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/File/2015/Honoring_the_Truth_Reconciling_for_the_Future_July_23_2015.pdf.



À l'action !

Partager cet article sur Facebook et Twitter

Nous vous invitons à ajouter le hashtag #JQSI2018 à votre commentaire et mettre le statut de ce partage public.

FERMER

Informez-vous en vous inscrivant à l’infolettre de l’AQOCI

Ministère des relations internationales (MRI)
Ministère des relations internationales (MRI)
Association québéboises des organismes de coopération internationale (AQOCI)

1001, rue Sherbrooke Est, bureau 540
Montréal (Québec) H2L 1L3
Tél. : 514 871-1086
aqoci@aqoci.qc.ca