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Les liens entre racisme et colonialisme aujourd’hui

Maryse Potvin

Professeure, Université du Québec à Montréal (UQÀM). Co-directrice de l’Observatoire et coresponsable de l’axe Éducation et rapports ethniques du Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM).

L’équipe du Magazine des JQSI a demandé à Mme Potvin de résumer une importante hypothèse de travail tant pour elle, à titre de chercheuse ,que le comité des JQSI à titre de practicien-ne-s : peut-on expliquer une partie du racisme observé dans les pays du Nord par l’éducation colonialiste et la culture dominante toujours en cours lorsqu’il est question des pays du Sud ?

Les brassages de populations sont des phénomènes anciens, engendrés notamment par le colonialisme, la création d’empires et d’États-nations, les « conquêtes », l’édification du système-monde et la migration d’une main-d’oeuvre asservie (même si « légalement libre ») (Balibar et Wallerstein, 1988). Racisme, colonialisme, impérialisme ont des liens historiques intrinsèques et ont émergé de façon concomitante pour se renforcer mutuellement : l’idéologie raciste a constitué l’arme politique de légitimation et de justification d’une domination occidentale et des privilèges des « races supérieures », afin de justifier la conquête, le colonialisme, l‘esclavage (Fanon 1961 ; Memmi, 1957). Le racisme, le colonialisme, l’impérialisme et leurs effets doivent donc être conceptualisés et compris de manière interreliée.

Dans un contexte mondial fortement polarisé, une lecture colonialiste et eurocentriste de l’Occident reposant sur une conception centre/ périphéries demeure d’actualité, véhiculée par les différents moyens culturels, d’éducation ou de communications, et partagée (voire intériorisée) inconsciemment par une partie des populations du monde. Plus que jamais, les dynamiques internationales et conflits mondiaux (largement autour du contrôle des ressources) affectent les rapports ethniques (de pouvoir et d’oppressions multiples) locaux, en alimentant notamment un racisme systémique au sein des différentes sociétés. Ce racisme systémique se
traduit de diverses manières, notamment par de profondes inégalités idéelles (et culturelles) et matérielles (ou socioéconomiques) (Gullaumin, 1972 ; Juteau 2016), découlant des rapports de pouvoir et affectant différemment les groupes qui rencontrent plusieurs types d’oppressions, telles que :

- la non reconnaissance des diplômes et des acquis professionnels des ressortissants des pays du Sud.
- la réification de certaines cultures, appréhendées soit comme pré-modernes plutôt qu’en mouvement et traversées par les conflits, soit comme marginales et décrédibilisées, reproduisant ainsi le clivage centre/périphérie de la colonisation et ses logiques inhérentes de différenciation et d’infériorisation.
- des stratégies politiques qui contestent seulement certaines pratiques de subordination, tout en maintenant les hiérarchies en place, marginalisant ainsi les personnes soumises aux multiples systèmes de domination en dichotomisant les discours sur la race et ceux sur le genre (Crenshaw, 1993 : 112-113) ;
- le maintien d’un racisme implicite, en raison des mutations constantes du racisme dans les sociétés aux prétentions formelles « égalitaires », mutations liées à son illégalité et illégitimité à l’ère des droits humains. Ce racisme implicite, qui affecte les représentations sociales et relations intergroupes, est fondé sur les rapports mondiaux et la place occupée par les pays dans « l’échelle hiérarchique des
nations ».
- L’accueil et le traitement plus rapides des demandes d’immigration lorsqu’il s’agit de ressortissants considérés « au Sommet » de cette échelle ; la réduction de la « périphérie « (le reste du monde non-occidental) au statut d’objet d’analyse, tout
en conservant le monopole des champs théoriques et académiques, donc la prédominance sur le discours scientifique.

Dès les années 1960, mais surtout 1970 et 1980, ont émergé dans la foulée des divers mouvements sociaux (notamment anticolonialistes et de « libération nationale ») portés par des groupes opprimés et minorisés, une nouvelle génération d’intellectuels issus de ces mouvements et des anciens pays colonisés, qui vont adopter une posture « postcolonialiste », c’est –à-dire une lecture critique de l’eurocentrisme. Plusieurs théoriciens postcoloniaux considéraient que les outils critiques alors utilisés ne réussissaient pas à rendre compte de la spécificité de leur condition d’oppression et d’aliénation, et qu’ils dépendaient encore des structures mentales héritées du clivage centre/périphéries. Edward Saïd (1980) dans son analyse de « l’orientalisme » affirmait : « l’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient« (1) », une perception construite sur un mode imaginaire par l’Occident et fruit d’un édifice idéologique. Selon Bhabha, le poscolonialisme témoigne par conséquent « des forces inégales et inégalitaires de représentation culturelle qui sont à l’oeuvre dans la contestation de l’autorité politique et sociale au sein de l’ordre mondial moderne » (1994, p. 171).

Si, aujourd’hui, le racisme sert moins à justifier le colonialisme ou l’impérialisme qu’à défendre les « droits acquis » des majoritaires dans les pays occidentaux, sa structure et ses mécanismes demeurent, autant dans le racisme « ordinaire » et spontanée » que dans le racisme élaboré ou idéologique notamment des groupes
extrémistes (Taguieff, 2007). Le racisme est un processus de construction de différences irréductibles et dévalorisées, réelles ou imaginaires, découlant de rapports de pouvoir entre groupes au niveau mondial ou local, et servant à justifier une infériorisation de l’Autre pour légitimer une dominance, une exclusion ou une
agression (Guillaumin 2002 [1972] ; Memmi 1994 [1982]). S’il articule toujours des logiques de différenciation et d’infériorisation (Wieviorka 1993), il s’exprime parfois davantage sur un mode universaliste, par un mépris envers les particularismes (qu’il ethnicise et rejette comme inassimilables aux valeurs universelles), et parfois sur un
mode différentialiste, par l’absolutisation des différences groupales et par le refus du multiculturalisme (qui voudrait nier ou noyer les identités nationales dans le pluralisme relativiste). En raison de l’immigration, plusieurs mécanismes sociocognitifs propres au racisme s’amalgament pour reproduire les rapports « Nord-Sud » à l’intérieur de chaque société, mécanismes visibles dans les discours d’opinion au sein des médias de masse ou sociaux, notamment lors de débats publics tendus, comme celui sur les « accommodements raisonnables en
2006-2008 ou sur la « Charte des valeurs québécoises » en 2013-2014 au Québec : la dichotomisation Nous-Eux, la généralisation, l’infériorisation et la diabolisation de l’Autre, la victimisation de soi groupal, le catastrophisme, le désir d’expulsion ou d’élimination de l’Autre et l’appel à la légitimation politique ou au combat
(Potvin 2008a, 2008b, 2017 [1999]).

Crédit photo : CEETUM

Notes

(1) Edward W. Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980, p. 15.

Bibliographie

Bhabha, Homi K. 1994, The location of culture, Routledge, Londres et New York, 1994, p. 171.

Balibar, Étienne et Immanuel Wallerstein, 1988, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte.

Crenshaw, K. (1989). « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : a Black Feminist Critique of Discrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Practice », University of Chicago Legal Forum, 89, 139-67.

Fanon, Frantz [1961] (2002) Les damnés de la terre. Paris : Éditions La Découverte/Poche.

Guillaumin, C., 2002 [1972]. L’idéologie raciste (2e éd.). Paris, Gallimard.
Juteau, Danielle. 2016 [1999]. L’ethnicité et ses frontières. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.

Memmi, A., 1994 [1982]. Le racisme. Paris, Gallimard.

Memmi, Albert, 1957, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, éd. Buchet/Chastel, Paris.
Potvin, Maryse (2017[1999) "Les dérapages racistes à l’égard du Québec au Canada anglais depuis 1995." Politique et Sociétés 36]) : 43–71.

Potvin, Maryse. 2008a. Crise des accommodements raisonnables. Une fiction médiatique ? Montréal : Athéna Éditions.

Potvin, Maryse 2008b. Les médias écrits et les accommodements raisonnables. L’invention d’un débat. Analyse du traitement médiatique et des discours d’opinion dans les grands médias (écrits) québécois sur les situations reliées aux accommodements raisonnables, du 1er mars 2006 au 30 avril 2007. Rapport d’expert pour la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Bouchard-Taylor). Montréal : Ministère du Conseil Exécutif, 231 p. http://www.mce.gouv.qc.ca/publications/CCPARDC/rapport-8-potvin-maryse.pdf

Saïd, Edward 1980. L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris : Le Seuil.
Taguieff, Pierre-André, 2007. L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique. Paris, Flammarion.

Wieviorka, Michel, 1993. La démocratie à l’épreuve. Nationalisme, populisme, ethnicité. Paris, La Découverte.



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