L’enseignement des sciences sociales centré sur la discussion en classe d’une question sensible ou d’un enjeu de société est considéré depuis longtemps comme la meilleure approche pour préparer les citoyennes et les citoyens de demain à raisonner ensemble et prendre des décisions sur le bien commun (Parker et coll., 1989, cité dans Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.57). Les problèmes sociaux étant controversés, mal structurés et multi-logiques (Parker et coll., 1989 ; Perkins et coll., 1983), ils requièrent des réponses nuancées et un type de raisonnement différent de celui des problèmes plus limités de la science ou des mathématiques (Perkins, Allen et Hafner, 1983). L’approche par le débat à l’école
(2) donne l’occasion aux élèves de mettre en question leurs propres points de vue en étant exposés à celui des autres. À l’appui de sources et de documents valides partagés avec leurs pairs, elles-ils peuvent construire un jugement plus raisonné face à l’enjeu posé et disposent ainsi de plus de possibilités pour réfléchir à des solutions adaptées à des situations complexes.
Un petit nombre de recherches empiriques auprès des jeunes démontre que, dans les pays en guerre ou fortement divisés par des positions émotionnelles profondément ancrées, ce type d’enseignement favorise une conscience plus ouverte à la différence de penser de l’autre. En conséquence, il a le potentiel d’encourager le développement des facultés critiques pouvant être utiles, par la suite, pour se prémunir contre l’adhésion à un discours de persuasion (McCully, 2017, p.161).
Il reste que cette approche est encore peu développée dans les classes. Stimulant pour certains enseignant-e-s qui tentent des nouvelles pratiques (p.ex. le blogue en univers social (3)), ce projet peut aussi être perçu comme une entreprise périlleuse pour d’autres, en plus d’être encore l’objet de bien des critiques. Certains enseignant-e-s choisissent de pratiquer l’autocensure afin d’éviter de heurter les croyances religieuses ou culturelles de leurs étudiant-e-s (Fortier, Le Devoir, février 2018). Au nombre des contraintes répertoriées, le manque de repères et de modèles pour mettre concrètement en place une activité de débat en classe, apparait en être un de taille (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.58).
Cet article vise précisément à donner un aperçu de la manière dont des enseignante-s ont utilisé cette technique en classe, quels moyens pédagogiques elles-ils ont mis en place pour faciliter la participation des élèves et les résultats qu’elles-ils ont pu observer chez leurs élèves.
Avant de présenter les situations concrètes de débat en classe, il sera rappelé brièvement les fondements de cette approche et ses liens de parenté avec l’éducation basée sur l’enquête et la pédagogie critique. Cette mise en perspective permettra de mieux comprendre pourquoi aborder des enjeux sociétaux à l’école, quels sont les objectifs d’apprentissage poursuivis, et comment amener les élèves à les traiter.
L’enseignement favorisant l’approche par le débat est un objet de recherche inépuisé. Il reste encore bien des questions à élucider avant d’affirmer qu’il permet à la fois le changement social et le développement des compétences disciplinaires. Notre intention n’est pas d’en faire un mo-dèle unique à adopter mais plutôt de contribuer à élargir le champ des possibles pour faire des salles de classe, des endroits où tous les élèves apprennent les connaissances, les compétences et les dispositions nécessaires pour agir comme citoyennes et citoyens dans une société démocratique (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.73).
Aux fondements de cette approche
L’enseignement par le débat sur des questions socialement vives (4) ou controversées est orienté par le développement du pouvoir d’agir des élèves. Il en appelle à leur capacité à réfléchir à partir d’arguments textuels (documents et sources primaires et secondaires) et oraux, à être critiques par rapport à ces arguments et à imaginer des solutions qui auront dès lors un sens pour elles-eux. Il s’inscrit dans un modèle éducatif porté par des penseurs comme Dewey qui considèrent la connaissance non pas comme un contenu, mais comme une pratique orientée par la résolution d’un problème mettant en œuvre des moyens pour parvenir à cette fin (Gros, 2011). Loin d’être un détail, cette distinction marqua pendant longtemps (et marque encore !) des façons de voir différentes dans l’enseignement et l’apprentissage d’une discipline. Si l’on considère l’histoire, plutôt que d’être perçue comme une vérité à transmettre appuyée par un « stock » de connaissances à mémoriser du passé, l’histoire peut aussi être appréhendée comme une réalité à interpréter à partir d’une question que l’on se pose. Il faut alors apprendre à mettre en œuvre une méthode systématique d’enquête consistant à se livrer concrètement à la recherche de sources valides, leur analyse, leur corroboration, et à ouvrir la discussion avec ses pairs.
L’enseignement par le débat a un lien de parenté étroit avec cette conception de l’apprentissage qui place la pratique d’enquête au centre de l’apprentissage. Il est d’ailleurs souvent associé à l’étude d’un évènement marquant dans l’histoire et s’appuie sur l’actualisation du problème sou-levé, en vue de répondre aussi à des préoccupations du présent. En étant plongés dans un travail d’enquête sur un évènement historique par exemple, les élèves repèrent des continuités ou des ruptures dans leurs réalités quotidiennes, ce qui les engage dans un processus actif de réflexion qui les éclaire aussi sur leur réalité présente.
Dans ce processus, l’usage de la raison ne suffit pas pour Dewey. L’imagination et l’émotion des élèves interviennent pour une part essentielle (1939/2011, p.58-59). C’est en effet en ayant la possibilité d’imaginer des solutions qui ne sont pas réalisées dans leur réalité quotidienne que les élèves peuvent prendre conscience des pressions qui s’exercent sur elle (Dewey, 1939/2011, p.59). Ce processus mettant l’accent sur le pouvoir d’agir de l’élève à travers l’examen critique des situations problématiques a une dimension politique chez Dewey (1939/2011, p.48). C’est le moteur de la participation des citoyennes et citoyens au « vivre-ensemble ».
Loin d’être une simple technique, le dialogue qui s’engage lors du débat fait partie du processus d’émancipation des opprimé-e-s pour les tenants de la pédagogie critique comme Paulo Freire (1970/2018, cité dans Parkhouse, 2018, p.277). En se libérant de la vérité prodiguée par le-la professeur-e unilatéralement, au profit d’une relation d’analyse engagée réciproquement, l’apprentissage se réalise comme pratique de la liberté. La méthode est ainsi cohérente avec la finalité de créer une société plus juste. La discussion des idéologies et des récits dominants présents dans la réalité quotidienne des élèves, crée les conditions pour que les élèves recon-naissent qu’ils ont du pouvoir pour changer les choses (Ross, 2016, p.218, cité dans Parkhouse, 2018, p.279) et tente ainsi d’endiguer le cynisme et la frustration vécus par les élèves.
Au Québec, depuis le rapport Parent (1961-1964), l’histoire scolaire affirme viser à « former des citoyennes et citoyens plus autonomes, critiques et rationnels » (Éthier, Cardin et Lefrançois, 2014, p. 89). L’enseignement de l’histoire doit développer l’esprit critique et assurer que l’élève une fois sorti de l’école ne participe pas de façon aveugle au destin collectif (Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, 1965, cité dans Éthier, Cardin et Lefrançois, 2014). Ce n’est qu’au début des années 2000 que le projet tend à prendre forme avec l’implantation, non sans heurt, d’un nouveau curriculum dans les écoles primaires et secondaires du Québec qui introduit l’éducation à la citoyenneté dans l’enseignement de l’histoire. Rompant avec la vision du savoir « substantialisé » à transmettre aux élèves par des activités de répétition et de mémorisation, l’approche qui imprègne les nouvelles orientations curriculaires consacre le fait qu’il ne suffit pas toujours d’émettre de l’information pour que les élèves l’apprennent. C’est dans ce contexte que des expériences de débat ont pris forme au Québec.
Les deux expériences de débat présentées ici, ont été choisies car elles précisent de façon dé-taillée le déroulement de l’activité en tenant compte du contexte de classe. Toutes deux traitent d’un enjeu de société à partir d’un événement historique et sont réalisées par des élèves de niveau secondaire.
La première expérience se déroule au Québec et vise à utiliser la période des années Duplessis afin d’amener les élèves à réfléchir aux effets des groupes d’influence sur les décisions de l’État représentant le pouvoir officiel. La seconde expérience se déroule aux États-Unis. Il s’agit d’un débat portant sur les raids de Palmer de 1920, qui amène les élèves à se poser la question de savoir quand le gouvernement est-il justifié de limiter les libertés civiles ? (Brush, Kohlmeier, Mit-chell, Saye, 2011, p.60).
Comment le débat en classe se déroule dans chacune de ces expériences ?
Le procès de Duplessis est un projet développé au début des années 2000 dans le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté de la 4e secondaire visant à développer la compétence « interpréter les réalités sociales à travers la méthode historique » (Jean, 2014). Il s’agit bien entendu d’un procès fictif qui n’a jamais eu lieu dans les faits. La question posée aux élèves est la suivante : Maurice Duplessis était-il un bon Premier Ministre pour le Québec ?
À travers cette question, l’intention est de permettre aux élèves de comprendre la période des années Duplessis qui est une occasion aussi d’illustrer le tiraillement des différents groupes so-ciaux dans la société et leur influence sur les gouvernements en place (5).
L’activité prend la forme d’un jeu de rôle où les élèves, divisés en équipes, incarnent différents personnages et groupes de la société civile qui étaient pour ou contre le gouvernement de l’Union Nationale : le syndicat mais aussi des personnages comme Maurice Duplessis lui-même, Mgr. Joseph Charbonneau, Laurent Barré, ministre de l’Agriculture dans l’Union Nationale, Adélard Godbout, ex-premier ministre du Québec de 1939 à 1944 et grand rival de Maurice Duplessis (6). Une première partie du procès permet aux groupes défavorables au pouvoir officiel de présenter les mesures néfastes qui ont été mises en place et ses effets sur la société. Puis lors du contre-interrogatoire, l’avocat de l’ex-premier ministre du Québec contre-interroge Maurice Duplessis, ce qui permet de faire ressortir toutes les mesures mises en place par le gouvernement de l’Union Nationale. Vêtu d’une toge et muni d’un maillet, l’enseignant-e joue le rôle du juge, qui, au terme du procès, se prononce sur la question posée. Il a ainsi l’occasion de faire la synthèse des arguments servant de contenu à transmettre. Les élèves disposent ainsi d’un portrait nuancé de l’héritage de ce gouvernement tout en faisant l’expérience des différents rapports de force entre les groupes de la société civile.
Dans l’expérience états-unienne, le débat prend la forme d’une audience devant le Congrès des sénateurs au sujet des arrestations de socialistes, d’anarchistes et de militants syndicaux, or-chestrées par le procureur général A. Mitchell Palmer, plus connu sous le nom des raids de Palmer de 1920 (Brush, Kohlmeier, Mitchell, Saye, 2011, p.60). Divisés en sous-groupes, les élèves doivent débattre de la question selon laquelle les raids étaient justifiés, avec en toile de fond la réflexion mettant en tension les principes de liberté et ceux reliés à la sécurité nationale.
Pour ce faire, ils ont des rôles à jouer (avocat, membre du comité du Congrès, sénateur, artiste graphique) avec au préalable le mandat d’analyser le point de vue d’un personnage de la société de l’époque représentant une position pro ou anti gouvernementale : A. Mitchell Palmer, Henry Ford, propriétaire d’une petite entreprise, un policier pour incarner des positions favorable au gouvernement de Palmer ; Eugene Debs, Emma Goldman, un travailleur immigré, et un prêtre pour incarner des positions Anti-gouvernement (Appendice A dans Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.77).
Le travail d’enquête se réalise donc en trois « étapes » : 1) les élèves doivent adopter une pers-pective historique et comprendre les positions et les opinions des personnes historiques à l’étude ; 2) ils doivent formuler en équipe les arguments que ceux-ci ont vraisemblablement formulés sur le bien-fondé ou non des raids de Palmer ; 3) ils doivent exercer leur raisonnement dialectique (confrontation d’arguments contradictoires) en défendant leur argument devant une assemblée d’auditeurs. Lors de l’audience publique, la classe entend le témoignage des huit témoins, écoute l’avocat poser des questions, puis les sénateurs sont libres de débattre avec les personnages historiques mis en scène. À la fin de l’audience, tous les élèves jouent le rôle du sénateur qui défend son point de vue dans une lettre adressée à ses électeurs avec la preuve de l’audience à l’appui, afin de requérir leur vote sur la question centrale. L’activité permet ainsi que tous les élèves puissent comprendre l’ensemble des points de vue (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.77).
Dans cette expérience de débat, l’enseignante ne joue pas de rôle comme tel mais accompagne ses élèves dans leur préparation. Elle a cependant montré l’exemple d’une performance de qua-lité ce qui a permis de fournir aux élèves des attentes claires d’exactitude historique et la néces-sité de se mettre dans la peau des personnes à l’étude en adoptant une perspective historique (Wiggins, 1993, cité dans Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.65).
Comment l’enseignant-e met en place l’activité avec des élèves ayant des difficultés de lecture ou un manque d’intérêt pour l’école ? : les moyens pour contourner les obstacles en tenant compte du contexte de la classe
Comment faire en sorte que le problème à l’étude devienne un problème pour les élèves ? L’une des craintes souvent avancées par les enseignant-e-s dans l’exploration d’activités nouvelles est que les élèves ne sachent pas quoi faire ou ne fassent pas l’effort d’essayer de faire l’activité (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.63). Quelle souffrance pour l’élève d’être 75 minutes dans un cours où il n’a pas d’intérêt et dont il ne voit pas, en bout de ligne, ce qu’il lui apportera dans la vie ? (7) Quelle souffrance quand s’ajoutent à son manque d’intérêt, des difficultés de lecture et de compréhension écrite ! Comment dans ce cas, gérer la lecture complexe, l’empathie, l’argumentation et l’analyse nécessaires chez ses élèves afin qu’ils débattent avec succès de la question posée ? Comment ce type d’activité qui repose sur la prise en main de l’apprentissage par les élèves, peut-il se réaliser dans un tel contexte ?
C’est du point de vue de l’enseignant-e un défi qui requiert de se mettre à la place de ses élèves et d’aller au-delà des contenus et de ce qu’on a à enseigner. Alors on explore, on essaie d’être original, on planche, on se met à table, on prend des papiers et on réfléchit : comment puis-je intéresser mes élèves à la matière ? Qu’est-ce que j’enseignerai cette fois-ci, peut-on faire quelque chose avec cette période ? Y a-t-il des sujets plus malléables pour faire une activité ? (8) Quand on est enseignant-e, on ne peut pas laisser ses élèves plongés dans l’ennui ou dans l’échec. On n’est pas devenu enseignant-e pour vivre cela. La première intention est d’augmenter la probabilité de réussite à l’examen et d’aller chercher un maximum d’élèves à rester en classe et à réussir l’examen de fin d’année(9).
Aller chercher les élèves, là où ils sont : introduction d’un évènement qui leur parle
Il faut aussi aller chercher les élèves là où ils sont, en faisant un parallèle avec leur réalité quoti-dienne et susciter chez eux l’envie d’agir. L’introduction d’un évènement « accrocheur » (« grabber ») a été utilisé par l’enseignante dans l’expérience états-unienne et a permis que la question posée devienne un véritable problème à résoudre pour les élèves. L’interdiction par le directeur d’une soirée d’étudiants à la suite de problèmes de sécurité survenus la veille a servi de transposition de l’évènement des raids de Palmer (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.64). L’enseignante a ensuite mené une discussion sur l’équité de cette décision, parallèlement aux arguments entourant les raids de Palmer. En revêtant une pertinence personnelle pour ses élèves, ce grabber les a amenés à discuter de la question centrale des libertés individuelles et de la sécurité collective et à maintenir leur motivation pour élaborer plusieurs points de vue selon l’enseignante : « (…) ils se sont vraiment impliqués dans cette réflexion. (…) Ils ont vraiment pris cela à cœur. (…) Cela a vraiment aidé à voir l’importance de la question et à considérer les deux parties parce qu’ils (les élèves) étaient personnellement liés à la question » (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.64).
L’assignation des rôles en vue d’obtenir un travail de groupe efficace qui tienne compte de la capacité des élèves
L’assignation des rôles s’est réalisée de manière différente dans chacune des expériences. Dans le cas québécois, ce sont les élèves qui choisissent le personnage ou le groupe qu’ils veulent incarner. Dans l’expérience états-unienne, plutôt que de laisser les élèves choisir leur rôle, c’est l’enseignante qui a assigné un rôle à chacun, en tenant compte de leurs capacités et de leurs styles d’apprentissage dans l’expérience. L’enseignante a aussi choisi de regrouper les élèves en s’assurant qu’il y ait au moins un élève fort dans chaque groupe, qui assumerait un rôle de leadeurship dans le groupe. Cette décision a selon elle permis de faire en sorte que toute la classe en bénéficie (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.67-68).
La planification d’échafaudages savamment orchestrés par l’enseignant-e
Dans chaque expérience, les enseignant-e-s ont préparé avec soin des outils pédagogiques pour soutenir le raisonnement exploratoire des élèves en fonction du « besoin de savoir » requis à chacune des étapes de la préparation des élèves. L’exigence de la tâche est ainsi appuyée par une planification d’instructions fournies au « compte-gouttes » plutôt que toutes en même temps (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.69).
Afin de bien comprendre les arguments en présence, les enseignant-e-s ont constitué un dossier documentaire présentant des points de vue multiples sur les évènements à l’étude avec les échafaudages pour guider leur compréhension, la formulation des arguments et la préparation des rôles. L’analyse documentaire s’est ainsi fondée sur la compréhension textuelle et le dialogue avec les pairs en équipe.
Les textes ont été écrits à la première personne pour soutenir les étudiants ayant de faibles ca-pacités de lecture dans leur compréhension de la perspective historique qu’ils devaient repré-senter lors de l’audience (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.66). L’insertion progressive de questions de « bilan » permettant aux élèves placés en équipe, de prendre le temps de valider collectivement leur compréhension respective avant de passer à une section suivante, a aussi assuré le maintien de leur motivation.
La rétroaction de l’enseignant-e pendant la période de préparation en sous-groupes
Pendant la période de préparation en sous-groupes, les enseignant-e-s ont circulé dans la classe pour examiner le travail des élèves, remettre en question leurs positions, chercher des réponses plus approfondies et répondre à d’innombrables questions (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.68). Cette étape est loin d’être superflue. Elle assure la bonne préparation des élèves, se répercutant sur l’ensemble des élèves, exposés au moment du débat, à des présentations bien informées et argumentées. Dans l’expérience sur les raids de Palmer, l’enseignante a pris la décision de commenter les brouillons des discours et de faire des suggestions. Ce travail sur les brouillons lui a donné d’autres idées visant à mieux soutenir encore les élèves en générant d’autres questions à intégrer dans les documents pour les prochains débats.
Quels changements sont constatés selon les enseignant-e-s qui pratiquent le débat en classe ?
« Je peux dire que oui je l’ai vu, certains élèves pour lesquels tu ne t’y attendais pas, te disent : « ô monsieur c’était cool, j’ai aimé cette activité là ». C’est encore mieux quand tu sais que cet élève est un doubleur qui recommence son cours d’histoire et qui t’avait dit au début de l’année que l’histoire, c’était pas vraiment facile pour lui » (10).
Dans le cas des raids de Palmer, les résultats sont aussi très positifs. Les élèves ont vraiment pris part au débat et ont bien défendu leur personnage. Ils ont eu le sentiment d’avoir résolu un problème ensemble et un travail collaboratif plus efficace s’est établi entre eux (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.63). Bien qu’elle avait pris la décision de ne plus recourir au travail en groupe, faute de résultats satisfaisants, cette expérience a réconcilié l’enseignante avec ce mode d’intervention. L’expérience de débat a aussi changé la façon de voir ses élèves pour l’enseignante. En convenant du fait que ses attentes n’étaient pas assez élevées avec les élèves qu’elle considérait « moins performants », cela pouvait contribuer à les laisser décrocher : « Si je mets la barre plus haut, ils se montreront à la hauteur. Cela m’a vraiment consternée de voir que je les laissais passer sans trop les défier » (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.71, traduction libre). Sa vision des élèves « peu performants » est passée de personnes apa-thiques qui avaient besoin d’être informées, à des penseurs curieux qui raisonnaient rigoureu-sement à l’aide d’échafaudage pour guider leur enquête (Brush, Kohlmeier, Mitchell et Saye, 2011, p.72). Elle a alors décidé de maintenir des normes plus élevées et de soutenir ces élèves à atteindre des niveaux de pensée plus élevés en les formant à chercher la solution eux-mêmes.
Dans d’autres activités de débat et de discussion, il ressort que les élèves apprécient pouvoir faire le lien entre la capacité d’identifier les injustices et celle d’agir en conséquence (Parkhouse, 2018, p.292-293). L’identification de la résistance de gens ordinaires à travers l’histoire donne la possibilité aux élèves de penser que c’est par la liberté de parole et leur propre action, qu’il est possible de contribuer à une société plus juste : « la classe de madame Ray (l’enseignante) me fait aimer l’Amérique plus car ce sont des gens comme elle qui la rendent meilleure (…), parce qu’elle apprend à ses élèves à se lever, ou à regarder une publicité et à comprendre ce qui est sexiste, alors qu’on pourrait juste la regarder défiler à la télévision. (…) Je pense que [Mme. Ray] a renforcé l’idée que, en tant que citoyen américain, il est de notre devoir de nous lever et de faire mieux. Et s’il n’y a personne qui va mieux, mais que vous sentez que quelque chose doit être fait, alors vous êtes la personne à le faire » (Parkhouse, 2018, p.292, Entrevue d’Amina, 1er avril 2015, traduction libre).
Conclusion : Et après ? Quelles questions, quelles suites à donner ?
L’approche par le débat à l’école est une méthode qui se fonde sur des principes éducatifs an-ciens. Elle ne prétend pas résoudre tous les maux. Elle a néanmoins le mérite de permettre aux élèves de construire leur compréhension de façon indépendante de la « bonne réponse » prodi-guée par l’enseignant-e. En mettant en discussion leur point de vue sur la base d’une enquête menée en concertation avec les pairs, les élèves pratiquent concrètement leur jugement critique. Ne serait-ce qu’en se mettant dans la peau d’un personnage du passé, ils font l’expérience de la perspective historique. Nourrie de sources documentaires multiples, cette expérience permet de creuser un sujet en profondeur et d’éviter les jugements de valeurs et les réponses simples.
Il reste toutefois des questions à élucider pour élargir et « opérationnaliser » sa mise en applica-tion dans les classes. Est-ce que les élèves apprennent véritablement à bien poser un problème et à mettre en pratique une méthode pertinente pouvant par la suite être transposée dans d’autres sphères d’apprentissage ? De son côté l’enseignant-e peut-il-elle véritablement mettre en place ces conditions d’apprentissage pour que les élèves soient autonomes et prennent l’initiative de se poser des questions ? Bien qu’il soit possible pour un programme, aussi contraignant soit-il, de jouer un rôle selon des principes de pédagogie émancipatrice (Parkhouse, 2018), les enseignant-e-s se sentent-ils-elles en mesure d’outiller leurs élèves à nommer et questionner les forces hégémoniques contemporaines ?
Le contexte des écoles, fortement marqué par des écarts de réussite et de participation civique importants entre enfants selon leur milieu socioéconomique d’appartenance (Torney-Purta, 2001) appelle pourtant à utiliser au mieux les ressources de la pédagogie critique émancipatrice et de la méthode d’enquête. En montrant comment des enseignant-e-s essaient chaque jour d’élever les exigences d’apprentissage des élèves, les expériences présentées dans cet article prouvent aussi que même celles et ceux que l’on considère « perdu-e-s », peuvent les atteindre.
Notes
(1) Je remercie mon directeur de recherche, Marc-André Éthier, professeur titulaire en didactique de l’histoire et éducation à la citoyenneté à l’Université de Montréal, pour la relecture et ses précieux conseils qui m’ont aidée dans la rédaction de cet article.
(2) Pour les personnes intéressées à disposer d’un portrait actuel sur l’enseignement du débat en classe, les travaux de Deana Hess sont incontournables : Hess, D. E. et McAvoy, P. (2015). The Political Classroom : Evidence and Ethics in Democratic Education. New York, NY : Routledge. Hess D. (2009) Controversy in the Classroom.The Democratic Power of Discussion. New York/London : Routledge. Nous conseillons aussi le Chapitre 14 dans Manfra, M. M. G., et In Bolick, C. M. (2017). The Wiley handbook of social studies research, ainsi que l’ouvrage de Hemberger L., Khait V. et Kuhn D. (2016). Argue with Me : Argument as a Path to Developing Students’ Thinking and Writing. New York, NY : Routledge.
(3) http://www.recitus.qc.ca/tic/dossiers-tic/blogue-en-univers-social
(4) Yannick Mével et Nicole Tutiaux-Guillon font un excellent résumé de la recherche française sur les questions so-cialement vives dans Tutiaux-Guillon N. (2018). Enseigner l’histoire en contexte de pluralité identitaire, Revue francaise d’education comparée, Numéro 17, Éditions l’Harmattan.
(5,6,7,8,9,10) https://ici.radio-canada.ca/premiere/premiereplus/societe/p/40960/enseigner-lhistoire-du-quebec-aux-jeunes
Références
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